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« Le combat pour la réussite scolaire de tous les enfants est loin d’être terminé »

Ancien numéro deux du ministère de l’Éducation nationale, Jean-Paul Delahaye raconte, dans son livre « Exception consolante », son parcours, de la misère rurale aux palais de la République. Il décrit un système scolaire toujours fortement inégalitaire.

Que signifie le titre de votre livre, Exception consolante ?

Il vient d’une expression d’un collaborateur de Jules Ferry, Ferdinand Buisson, à la fin du XIXe siècle. À l’époque, on laissait, de temps en temps, entrer dans les lycées faits pour les enfants de bourgeois, quelques boursiers, enfants du peuple. Ils étaient donc des exceptions, pour consoler la société des injustices qu’elle créait en séparant les enfants selon qu’ils étaient enfants du peuple ou enfants de bourgeois.

Cette expression me correspond bien. Je suis issu d’une famille très pauvre, ma mère a élevé seule cinq enfants en étant femme de ménage et ouvrière agricole. J’ai été boursier dans les années 1960, dans un système éducatif qui n’était pas fait pour tous. Par ce livre, j’ai voulu montrer que le combat pour la réussite scolaire de tous les enfants est loin d’être terminé.

Comment expliquez-vous la persistance des écarts de réussite scolaire, plus de 50 ans plus tard ?

La situation n’est pas exactement la même, heureusement. Nous avons assisté à une formidable démocratisation de l’accès à l’enseignement secondaire. Aujourd’hui, 80 % d’une classe d’âge parvient au niveau du baccalauréat. Des enfants de pauvres ont donc réussi, enfin, à rentrer plus nombreux dans le système éducatif et ne sont plus des exceptions.

Mais on a vu aussi un déplacement des inégalités. La France est encore un des pays dans lequel l’origine sociale pèse le plus sur le destin scolaire. C’est dans notre pays qu’il est le plus dommageable d’être pauvre si on veut avoir un parcours scolaire de réussite.

Vous évoquez à plusieurs reprises votre colère, qui est « restée intacte ». Contre quoi êtes-vous en colère ?

Je suis en colère, parce que nous sommes le pays qui proclame haut et fort la liberté, l’égalité, et la fraternité au fronton de tous les édifices publics et, en fait, il y a toujours une préférence pour l’inégalité. On est tous pour la mixité sociale et scolaire dans le principe, mais, quand ça touche le collège de son enfant par exemple, on n’a plus du tout la même attitude.

Je suis en colère, parce que ceux qui prétendent diriger le peuple ne le connaissent pas et disent des énormités sur la manière dont vivent les pauvres, parce qu’ils n’ont jamais vu un enfant de pauvre dans leur scolarité. Dans mon livre, je raconte comment ma mère a été critiquée quand elle a acheté un tourne-disque grâce aux allocations. Aujourd’hui encore, certains se croient obligés de condamner la manière dont l’allocation de rentrée scolaire est utilisée. Mais est-ce qu’on demande des comptes à ceux qui ont bénéficié de la suppression de l’impôt sur la fortune, et qui devaient utiliser cet argent pour le bienfait de l’économie ? Non, c’est toujours aux pauvres qu’on demande de rendre des comptes.

Que faudrait-il mettre en œuvre pour faire réussir tous les élèves ?

Par exemple, une semaine d’école de cinq jours, avec des journées plus courtes permettant des activités périscolaires et des moments privilégiés d’accompagnement des élèves. On sait que les écarts se creusent une fois qu’on a franchi la porte de l’école et qu’on se retrouve seul ou pas pour faire ses devoirs, qu’on va au conservatoire ou dans un cours de soutien scolaire privé ou qu’on n’a même pas, chez soi, un espace pour travailler.

Aujourd’hui, on dépense 32 millions d’euros pour l’accompagnement éducatif des 1,7 million d’enfants relevant de l’éducation prioritaire, pour l’aide aux devoirs, des activités associatives ou sportives. Cela fait 18,80 euros par an et par élève. Combien dépense-t-on pour l’accompagnement à la préparation des concours des 87 000 étudiants en classe préparatoire aux grandes écoles, parmi lesquels on voit assez peu d’enfants de pauvres ? 70 millions d’euros chaque année, soit un peu plus de 800 euros par étudiant. On fait des économies sur l’accompagnement des enfants les plus pauvres et ces économies sont utilisées pour préserver les privilèges des élites héréditaires, qui se clonent de génération en génération. Qui sont les assistés dans ce pays ?

Il faut également que la scolarité obligatoire, jusqu’à la troisième, ne soit pas un moment de tri et de sélection, mais le moment du commun, avec des programmes communs et la coexistence des différentes classes sociales. Comment espérer vivre ensemble si on n’a pas cette base commune ? Commençons par scolariser ensemble les enfants.

Vous écrivez « parents pauvres, ne laissez jamais dire que vous êtes de mauvais parents« . Est-ce le message que vous voulez faire passer ?

Absolument. Ma mère n’était pas du tout à l’aise dans le milieu scolaire que je fréquentais, donc elle n’est jamais venue à une réunion. Mais elle épluchait avec énormément d’attention mes cahiers et mes bulletins. Quand elle sentait une petite faiblesse, j’en prenais pour mon grade. Les familles pauvres ne sont pas démissionnaires, en tout cas pas plus que d’autres familles. Elles misent énormément sur l’école, peut-être même trop, car l’école ne peut pas tout dans une société où des millions de personnes sont mal-logées, vivent au jour le jour, ont des problèmes d’accès aux soins…

Je reste pourtant optimiste, on va progressivement vers davantage d’égalité. Mais cela ne va pas assez vite, parce que les milieux populaires ne sont pas suffisamment écoutés et entendus. Il faut aussi que les classes moyennes comprennent qu’elles ont intérêt à la réussite de tous et n’aient pas peur qu’un élargissement de la base sociale de la réussite scolaire entraîne un nivellement par le bas. Il faut retrouver, dans notre pays, un esprit d’intérêt général. Propos recueillis par Julie Clair-Robelet

 

À lire

Exception consolante. Un grain de pauvre dans la machine

Jean-Paul Delahaye, Éditions de la Librairie du Labyrinthe, 2021, 253p., 17 €

Se qualifiant de « migrant social », Jean-Paul Delahaye n’oublie ni son origine, ni le sacrifice d’une mère pour que son fils devienne une « exception consolante« . Le livre s’ouvre sur le fantôme de sa mère, qui l’accompagne le jour de son entrée au ministère de l’Éducation nationale où il doit contribuer à mettre en œuvre une politique qui lui tient à cœur. Mêlant ses souvenirs d’enfance et d’adolescence en Picardie et ses analyses sur le système éducatif, l’auteur du rapport « Grande pauvreté et réussite scolaire ; le choix de la solidarité pour la réussite de tous », paru en 2015, décrit avec précision les inégalités scolaires subies, aujourd’hui comme hier, par les « enfants de pauvres ».

 

Cet article est extrait du Journal d’ATD Quart Monde de décembre 2021.

 

Photo : © Jean-Paul Delahaye